Les humains ne sont pas des ressources
- Adrien Degouve

- 3 juil. 2023
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 nov. 2023
"Remettre l'humain au cœur des entreprises". La formule est affichée partout sur les sites internet, les présentations et, parfois même, les murs des entreprises. Pourtant, ces mêmes entreprises sont confrontées à une vague sans précédent de désengagement, d'épuisement et de démissions.
Comment expliquer ce grand écart ? Pourquoi et comment faire de cette promesse une réalité ?
Viser le meilleur des mondes
Les entreprises sont l'endroit où la majorité des êtres humains passent la majorité de leur temps. Elles sont un moyen extraordinairement puissant d'organiser l'action collective, de faire avancer des gens différents dans la même direction. Personnellement, même si j'ai un profond respect pour les personnes engagées dans des associations ou travaillant dans des institutions publiques, je pense que les entreprises sont à la fois le problème et la solution.
Via les salaires (mais pas uniquement, j'y reviendrai), elles sont capables de mobiliser des personnes à une échelle sans commune mesure. Via l'innovation, elles sont capables de répondre aux enjeux critiques auxquels est confrontée l'humanité.
Pourtant, à force de fixer des objectifs inatteignables sans demander leur avis aux principaux concernés, les entreprises finissent souvent par exercer une forme de violence sur les corps et les esprits des salarié·e·s, allant même parfois jusqu'à les briser. Elles demandent à ces corps et ces esprits toujours plus. Plus de réactivité, plus de productivité, plus de rentabilité. Le rendement est souvent devenu leur finalité ultime, relayant l'humain au rang de variable d'ajustement.
Mon objectif est d'accompagner celles et ceux qui ouvrent des voies pour permettre le meilleur de deux mondes : conserver la vitalité créatrice du capitalisme, tout en limitant son avidité destructrice.
Transformer par le désir
Pour limiter cette avidité, je crois qu'il faut fixer des règles. J'ai vu comment les normes sont à même de faire bouger les lignes de secteurs entiers. Mais ce n'est pas mon champ d'action. Pour limiter cette avidité, je préfère utiliser l'arme de mon adversaire : le désir.
Ces dernières décennies, cette arme a été utilisée au service du "toujours plus". Désir des uns de posséder toujours plus, désir des autres de consommer toujours plus. L'échec de cette double ambition est désormais avéré. La jouissance matérielle n'est pas garante d'épanouissement personnel. La quête du "toujours plus" est un joug parfois confortable, mais un joug malgré tout.
Dès lors, comment penser autrement et viser l'épanouissement ?
S'inspirer des indépendant·e·s
Je pense que les entreprises peuvent, et doivent, servir de laboratoire à un changement de paradigme. Je pense que les entreprises peuvent devenir des espaces où chacun·e exprime ses idées et son talent, puis où chacun·e en retire une forme de fierté en voyant son action influencer le cours des choses. Pour comprendre comment rendre cela possible, mon expérience en tant qu'indépendant me semble éclairante.
En tant qu'indépendant (et même si je suis bien entouré), je souffre parfois de solitude. Je pense que l'entreprise peut remédier à cet écueil. Elle peut apporter à l'être humain la dimension sociale dont il a besoin.
Mais en tant qu'indépendant, je jouis d'une grand liberté. Je fais ce que je veux comme je veux et quand je le veux. Du moins en théorie. La contrainte économique liée au fait que j'espère me verser un salaire grâce à mon activité fait qu'en pratique, je dois orienter cette activité vers des tâches qui créent de la valeur pour une personne ou une structure qui me paiera en retour. La volonté que j'ai de me sentir utile au sens plus large fait aussi que mon activité doit avoir à mes yeux une utilité autre que faire gagner du temps ou de l'argent à un client.
Dans le cas d'une personne évoluant dans une entreprise, cette contribution économique et sociétale peut être plus ou moins directe (la personne peut contribuer à l'essor du projet qui contribue à créer de la valeur économique et de l'utilité sociétale), mais, selon moi, le prisme d'analyse du travail devrait être le même :
Est-ce que mon travail me plait (à la fin de la journée) ?
Est-ce qu'il me permet de payer mon loyer (à la fin du mois) ?
Est-ce qu'il me permettra de me retourner avec fierté (à la fin de ma carrière) ?
Le principe est simple et séduisant (désirable), mais comment faire advenir collectivement cette vision du travail dans les entreprises ?
Changer l'ordre des priorités
En premier lieu, mon rôle consiste à convaincre des dirigeant·e·s que leur responsabilité première est de garantir l'épanouissement des membres de leur équipe, au-delà de la satisfaction des membres de leur conseil d'administration.
En fait, je crois qu'ils et elles en sont déjà intimement convaincu·e·s, mais que la pression exercée par les acteurs financiers et l'espérance de gain individuel associée les détournent de ce qu'ils et elles ressentent au plus profond de leur être. Mon rôle est donc de les aider à assumer ce sens logique des priorités (les personnes avant les profits). De leur faire entrevoir ce qu'ils et elles en retireront sur la durée et de leur donner les clés pour défendre et rendre concrète cette remise en perspective (les humains ne peuvent plus être appréhendés comme des ressources).
Valoriser le travail bien fait
Parmi les équipes, mon rôle est de redonner envie à chacun·e de fournir le meilleur de soi-même, non pas pour aller chercher un point supplémentaire de rentabilité, mais parce que c'est agréable de s'endormir le soir avec le sentiment du travail bien fait.
Ce n'est pas simple car souvent les gens ont beaucoup donné de leur personne et peu reçu en retour. Mais il en va, je crois, de la santé physique et psychique de chacun·e. C'est en tout cas ce que défend le psychologue du travail Yves Clot que je rejoins dans son analyse.
Libérer de l'espace
Si l'objectif est que les gens puissent exprimer leurs idées et leur talent, alors il s'agit de faire en sorte qu'ils aient de l'écoute et du temps.
Pour ce qui est de l'écoute, mon rôle est d'aider les gens à mettre en forme leurs messages pour qu'ils ne restent pas à l'état de bruit.
Pour ce qui est du temps, comme le suggèrent les économistes Coralie Perez et Thomas Coutrot, il est nécessaire de militer contre les reporting à rallonge et les autres formes de travail qui ne sont là que pour alimenter un appétit frénétique pour les chiffres et l'illusoire sentiment de contrôle qui leur est associé.
Ces quelques dimensions, qui me semblent importantes, ne sont que des pistes parmi d'autres. Elles reflètent en tout cas deux convictions profondes qui m'ont amené à créer En perspective :
Il est urgent d'agir pour mettre fin à la vague de désengagement et d'épuisement qui touche le monde de l'entreprise.
Pour cela, les outils mis à disposition des équipes et des dirigeant·e·s interviennent trop souvent sur les "symptômes" sans traiter les causes profondes. Or les changements nécessaires ne sont ni techniques ni superficiels : ils sont profonds, culturels et organisationnels.
Si ces sujets vous intéressent, je serais ravi d'en discuter : adrien@enperspective.eu